Exclusif Discussion blockchain, e-residence et réserve crypto avec Son Excellence Monsieur Lembit Uibo, Ambassadeur d’Estonie en France

• L’Estonie est un pays pionnier dans l’adoption de la blockchain dans les services publics. Quels cas d’usage concrets ont été mis en place et quels enseignements en tirez-vous ?

Bien que la blockchain soit devenue un sujet d’actualité ces dernières années, l’Estonie a commencé à tester cette technologie dès 2008, avant même la publication du livre blanc de Bitcoin qui a introduit le terme « blockchain ». À l’époque, nous appelions cette technologie en Estonie « hash-linked time-stamping ». Depuis 2012, la blockchain est utilisée dans le pays pour protéger les données nationales, les e-services et les appareils intelligents, tant dans le secteur public que privé.

L’Estonie utilise la technologie blockchain pour garantir l’intégrité des données et des systèmes gouvernementaux. L’Autorité des Systèmes d’Information Estonienne (RIA) joue un rôle clé en tant que fournisseur de services pour le gouvernement, en garantissant l’accès au réseau blockchain aux agences d’État via l’infrastructure X-Road. Plusieurs registres d’État sont sécurisés par la blockchain, notamment : le registre de santé, le registre foncier, le registre du commerce, le registre des successions, le système judiciaire numérique, le système de surveillance et de suivi, les annonces officielles de l’État et le journal officiel.

Aucune donnée n’est jamais stockée sur la blockchain : celle-ci fonctionne plutôt comme une caméra détectant qui a enfreint la loi, quand et comment. Étant donné que les données protégées par la blockchain sont recouvertes d’une « couche de protection numérique », toute modification des données laisse une trace identifiable. La technologie blockchain utilisée par l’Estonie, KSI Blockchain développée par Guardtime, a fait ses preuves. Elle est même utilisée par l’OTAN et le Département de la Défense des États-Unis.

Selon une étude menée par FireEye, l’un des principaux fournisseurs de cybersécurité au monde, il faut actuellement en moyenne sept mois aux organisations pour détecter des violations et manipulations de données électroniques. Avec une solution blockchain comme celle utilisée en Estonie, ces violations et manipulations peuvent être détectées immédiatement.

La recherche et le développement pour explorer d’autres cas d’usage de la blockchain au-delà de la protection de l’intégrité des données sont en cours.

• Pensez-vous que le modèle estonien, d’une utilisation, autant avancée, de la blockchain dans l’organisation des institutions et administrations, est possible dans un pays comme la France ?

L’expérience de l’Estonie avec la blockchain a été très positive, comme en témoigne ce qui a été exposé précédemment. Nous ne pouvons que partager notre savoir-faire et laisser les autres pays, y compris la France, décider par eux-mêmes d’adopter ou non cette technologie, en fonction de leur niveau d’expertise technique et de leur volonté politique.

• Certains pays prennent des mesures strictes contre les cryptomonnaies, tandis que d’autres cherchent à les intégrer à leur économie. Quelle est la position actuelle de l’Estonie sur les cryptos et les actifs numériques ?

L’Estonie a façonné sa réglementation des cryptomonnaies en alliant innovation et prudence. Au départ, la position ouverte et favorable du pays envers les monnaies numériques et la technologie blockchain en avait fait un hub pour les entreprises liées aux cryptomonnaies. Toutefois, avec la maturation du marché et la prise de conscience des risques, l’Estonie a renforcé son cadre réglementaire afin de mieux préserver son économie et ses citoyens.

L’Estonie a récemment adopté une loi visant à imposer des mesures réglementaires strictes aux prestataires de services d’actifs numériques, marquant ainsi une étape importante dans la régulation et la sécurisation de l’industrie des cryptomonnaies dans le pays.

Cette législation, approuvée le 20 mars 2024, souligne l’engagement de l’Estonie à établir des exigences légales pour les prestataires de services de cryptomonnaies afin d’améliorer la fiabilité du marché. Elle stipule que ces entreprises seront placées sous la supervision de l’Autorité de Supervision Financière à partir de 2026 et devront respecter des obligations opérationnelles et de reporting plus strictes.

• Le programme d’e-residency de l’Estonie a attiré des milliers d’entrepreneurs du monde entier. Comment évaluez-vous son impact aujourd’hui et quelles sont les prochaines évolutions envisagées?

En effet, le programme d’e-résidence a fêté son 10ᵉ anniversaire l’an dernier et, depuis sa création, la communauté d’e-résidents à travers le monde ne cesse de croître. L’objectif principal reste le même : permettre à toute personne, où qu’elle soit dans le monde, de créer et gérer une entreprise de confiance entièrement en ligne en tant qu’e-Résident d’Estonie.

En Estonie, nous pensons que les grandes idées ne devraient pas être limitées par des frontières physiques et que le besoin d’autonomiser les entrepreneurs n’a jamais été aussi pertinent qu’aujourd’hui.

D’après les statistiques de 2024, près de 5 000 citoyens français ont choisi de devenir e-résidents et ont enregistré un peu plus de 1 700 entreprises en Estonie. Nous sommes heureux de voir ces chiffres progresser et nous continuerons à travailler main dans la main avec l’équipe d’e-résidence pour favoriser cette croissance.

• Savez-vous si une réserve stratégique de Bitcoin ou autre cryptomonnaie est envisagée en Estonie ?

L’Estonie n’a pas annoncé de projet visant à constituer une réserve stratégique de Bitcoin ou d’autres cryptomonnaies. Le pays se concentre davantage sur la régulation et la supervision des activités liées aux cryptomonnaies plutôt que sur l’accumulation d’actifs numériques pour ses propres réserves.

• Quel est votre avis sur la législation de l’UE sur les crypto-actifs ? A-t-on besoin de moins de législation, de plus de législation ou d’une meilleure législation ?

Nous avons besoin d’un cadre clair, équilibré et suffisamment souple pour s’adapter à l’évolution de l’écosystème des crypto-monnaies. Il faut pour cela trouver un juste milieu entre une réglementation excessive qui pourrait étouffer la croissance et une réglementation insuffisante qui expose les utilisateurs à des risques.

• L’inauguration du premier pôle d’affaires estonien en Europe, situé au sein de l’ambassade à Paris, marque une nouvelle étape dans le renforcement des relations économiques et technologiques entre l’Estonie et la France. Quel rôle souhaitez-vous que l’Estonie joue dans ce développement ? Pensez-vous que ce pôle pourrait devenir un modèle pour d’autres pays ?

La France est déjà un partenaire stratégique pour l’Estonie et ce nouveau pôle d’affaires, récemment ouvert à l’ambassade de Paris, est un outil supplémentaire pour renforcer les liens économiques entre les deux pays.

En 2023, les exportations de services estoniens vers la France ont progressé de 22 %.

L’entreprise estonienne Skeleton Technologies, spécialisée dans le stockage d’énergie, a annoncé un plan d’investissement de 600 millions d’euros sur cinq ans en France pour l’ouverture d’un centre de RD et d’une usine. De leur côté, les investissements français dans les technologies vertes se sont intensifiés. Un exemple notable est le partenariat entre l’estonienne Evecon et la société française Corsica Sole, qui collaborent à la construction de deux parcs de stockage d’énergie en Estonie.

En ouvrant ce pôle, l’Estonie sera encore plus active dans l’accompagnement des entreprises estoniennes afin qu’elles puissent mieux comprendre le marché français, ses opportunités économiques et sa culture d’affaires, et vice versa. Nous utiliserons également cet espace pour promouvoir l’Estonie auprès des Français, en mettant en avant son parcours numérique, son environnement propice aux affaires et son écosystème dynamique de startups.

Nous ferons tout notre possible pour réussir ce projet et serons ravis que ce modèle puisse inspirer d’autres pays.